Spasfon : un médicament inefficace à l’histoire sexisteAdobe Stock
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Vous avez mal dans le bas ventre à cause de vos règles, jusqu’à ne plus pouvoir vous lever. Vous vous faites prescrire un dispositif intra-utérin (DIU) et la pose est extrêmement douloureuse. Vous accouchez, et la souffrance physique est difficile à supporter, pour en dire le moins. La plupart des femmes cisgenres ont vécu au moins une de ces situations. Et pour beaucoup d’entre elles, un médicament soi-disant anti-douleur a été prescrit : du Spasfon.

Cette pilule rose est actuellement prescrite à 72% de femmes et fait un tabac en France, depuis sa mise sur le marché dans les années 1960. Pourtant, aucune étude n’a jamais établi l’efficacité du phloroglucinol, sa molécule. C’est ce que dénonce l’enseignante-chercheuse en philosophie Juliette Ferry-Danini dans son enquête Pilules roses. De l’ignorance en médecine, parue aux Éditions Stock le 25 octobre 2023. Pour Medisite, elle revient sur l’histoire - misogyne - de ce médicament aujourd’hui controversé.

La population est maintenue dans une situation d’ignorance

Dès l’introduction de votre livre, vous écrivez que “l’ignorance médicale, même sans mauvaises intentions, peut être sexiste”. Qu’entendez-vous par ignorance ?

Le concept d’ignorance peut être utilisé pour désigner plusieurs choses. Dans le livre, j’utilise d’abord ce terme pour faire référence au manque de connaissances scientifiques au sujet du phloroglucinol (la molécule du Spasfon), autrement dit, à l’insuffisance des articles de recherche publiés à son sujet. Ensuite, on peut dérouler le concept et voir qu’il peut faire référence à d’autres situations : la façon notamment dont la population est maintenue dans une situation d’ignorance au sujet du médicament, la façon dont certains médecins ne signalent pas qu’ils ou elles prescrivent le médicament comme un placebo et ainsi de suite. Il y a plusieurs couches d’ignorance.

Un médicament “pour les femmes”

72% des boîtes de Spasfon sont prescrites à des femmes. Est-ce que c’est devenu un réflexe de prescription chez certains médecins ?

Selon les chiffres, oui. On compte 25,3 millions de prescriptions en 2021. Entre 2011 et 2013, le phloroglucinol se place entre la 6e et 9e place des médicaments les plus vendus dans le pays. Je dirais que c’est même un phénomène culturel qui dépasse les habitudes de prescription.

Dans votre livre, vous détaillez le “mythe du spasme”, ou le fait que, dans l’imaginaire collectif, une femme a des spasmes et ne contrôle pas son propre corps. Vous faites ensuite un lien avec “l’hystérie” et rappelez qu’au XIXe siècle, les antispasmodiques étaient recommandés pour la “soigner”. L’existence même du Spasfon serait-elle quelque part liée à ce concept misogyne d’hystérie ?

C’est l’une des hypothèses que je propose dans mon livre pour expliquer comment le succès du Spasfon s’est maintenu, en dépit de l’insuffisance des données scientifiques à son sujet. Cette hypothèse repose sur la lecture du premier article scientifique publié sur le phloroglucinol avant sa mise sur le marché. On y apprend que le médicament a été conçu au départ, non pas comme un antispasmodique, mais pour un mal typiquement féminin de l’époque, les “migraines digestives”, aussi appelées crises de foie. Or, selon les travaux de l'anthropologue Marie-Christine Pouchelle, il y aurait un lien conceptuel entre cette crise de foie – un mal typiquement féminin et restreint aux frontières de la France de l’époque – et l’hystérie. Ensuite, le Spasfon a été reconceptualisé comme antispasmodique sur la base de quelques expérimentations animales. À ma connaissance, rien de nouveau ne vient appuyer cela. En l’absence de données scientifiques solides, il me semble légitime de faire référence à un mythe.

Spasfon : très peu d’études cliniques

On compte seulement cinq essais cliniques randomisés sur le phloroglucinol jusqu’à 2020. Est-ce qu’il y a d’autres exemples de médicaments aussi connus pour lesquels on a si peu de données fiables ?

Il y a eu cinq essais pour les indications des douleurs abdominales et gynécologiques, en effet. Il y a probablement d’autres médicaments anciens dont l’efficacité n’a pas été réévaluée. Je n’ai pas essayé de les identifier. En tout cas, le cas du Spasfon se démarque par sa popularité sans commune mesure dans le pays. À savoir, le problème ne s’arrête pas forcément aux vieux médicaments. La notion de biais de publication (lorsque des données négatives ne sont pas publiées), sur laquelle je reviens à plusieurs reprises dans le livre, souligne à quel point la recherche médicale peut parfois être trop optimiste sur l’efficacité de nouveaux médicaments.

Le phloroglucinol est aujourd’hui fréquemment prescrit pour les douleurs menstruelles et la pose de stérilet. Le sous-texte, c’est que les femmes sont censées ne pas avoir mal ? Qu’elles simulent ?

On a l’impression que pour beaucoup de médecins, ces douleurs sont anodines – elles vont passer toutes seules – et ne méritent pas d’être véritablement prises en compte.

Phloroglucinol : des expérimentations humaines choquantes

Vous détaillez une étude de 1961 faite sur 14 patients à l’hôpital Bichat, dont 10 femmes, chez qui on a provoqué des douleurs atroces afin de tester l’efficacité du phloroglucinol. Selon vous, qu’est-ce qui explique que ce scandale ne soit pas connu du grand public ?

Le cas de six malades empoisonnés à dessein par les expérimentateurs sont décrits, mais entre les lignes, on comprend que d’autres malades ont été impliqués. Les inconduites scientifiques dans la recherche médicale sont nombreuses dans l’histoire de la médecine, même au XXe siècle. En général, elles ne sont pas décrites avec précision dans des articles scientifiques et il a fallu des enquêtes pour les dévoiler et qu’elles fassent scandale. J’ai eu beaucoup de mal à dénicher cet article scientifique et j’ignorais que j’allais y trouver une expérimentation humaine de ce type. Elle est choquante et très étrange, même pour l’époque.

Comment expliquez-vous qu’on ait rangé le Spasfon dans la case “gynécologie-obstétrique” automatiquement, sans réelles indications ?

C’est probablement l’hypothèse mécanistique autour du phloroglucinol comme “antispasmodique” qui a permis d’élargir l’utilisation du médicament à tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des “spasmes”.

Pilule rose : prescrite sans écouter les femmes ?

On n’a pas de preuve que le Spasfon est rose car c’est “pour les femmes”, mais c’est une hypothèse que vous avancez.

Le codage du rose pour vendre aux femmes date plus ou moins de cette époque en effet, surtout aux États-Unis. Il y a aussi eu des médicaments rose fluo populaires dès la fin du XIXe siècle. Comme le médicament a d’abord été conçu en priorité pour les femmes, l’hypothèse n’est pas déraisonnable. J’espère qu’une enquête permettra d’ouvrir les archives du Laboratoire Lafon [le laboratoire où a été créé le Spasfon, NDLR] pour donner une réponse certaine à cette question.

Vous vous interrogez également sur l’efficacité du placebo. Certains médecins admettent prescrire du Spasfon aux femmes en sachant que ça ne fonctionne pas. Est-ce là un réflexe sexiste inconscient, selon vous ?

Plusieurs études dans différents pays montrent que les médecins prescrivent régulièrement des médicaments comme placebo ; cela dépasse la question du sexisme. Le problème est celui du paternalisme et du non-respect du consentement des malades, un problème général. Mais dans le cas du Spasfon, c’est le consentement et l’autonomie des femmes qui sont surtout mis à mal, car il est disproportionnellement prescrit aux femmes. Pas besoin de biais sexistes conscients ou non, même s’ils peuvent aussi exister par ailleurs.

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